Portrait par Anne-Lise Remacle

Juillet 2016

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SOURCE : musiquesdecour.tumblr.com

Joanna Lorho illustre. Récemment, pour le sensible et collectif ‘Échos’ publié à l’Employé du Moi, elle faisait ressurgir l’enfance dans les entrailles d’un poisson qu’on découpe, dans les traits d’une grand-mère désireuse de transmettre les beaux gestes.

Joanna Lorho anime. Dans son court-métrage Kijé, qui a mené son bout de chemin en festivals, un homme esseulé de la ville se laisse happer toute une nuit par une cohorte de personnages et leurs insolites rituels. C’est déjà sa propre musique qui crée les échos.

Joanna joue du piano et chante. Petite, elle ne s’est pas laissé démonter par un tyran à moustache peu conscient de sa passion naissante pour les touches noires et blanches. Elle s’est accrochée au « feuilleté du piano », est passée par le Conservatoire. A mis un temps son envie de jouer et chanter en tiroir avant de l’apprivoiser patiemment et de la faire à nouveau scintiller.

Joanna Lorho fait liant de toutes ses pratiques : dans chacun de ces champs des possibles, ses esquisses fines sont autant de brèches d’intimité. De murmures feutrés, en infimes nuances grises, graphite et tempo, à ton lobe.

Celle qui a atteint en 2014 la finale du Concours Circuit sous le nom « Forest Bath » (en trio, avec Stéphane Daubersy et Corentin Dellicour au violoncelle) glisse aujourd’hui Payne dans vos bagages. Un projet qui – comme son nom sibyllin – dit les petites brûlures, offre une portion de son âme et de la tienne à la mélancolie, s’inscrit dans le sillage de ces interprètes qui, comme Antony and the Johnsons ou Joanna Newsom, se laissent enfouir à demi dans la brume du tragique pour faire luire autre chose, gracile et puissant à la fois. S’emparent parfois d’autrefois pour faire davantage résonner aujourd’hui.

Anne-Lise Remacle - juillet 2016

KIJE entretien avec Deuxième Page

Juin 2016

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SOURCE : www.deuxiemepage.fr

Les animations de Joanna Lorho, la magie à n’en pas douter

Dans son court-métrage d’animation Kijé, la dessinatrice Joanna Lorho parle d’identité, de la rencontre imaginaire avec un autre invisible. En 2015, elle a remporté le prix Format Court au festival Premiers Plans d’Angers pour cette petite production aux grandes aspirations. Nous avons pu interviewer cette jeune femme discrète et évoquer la longue période de tribulations que fut la conception de son film. Récit d’un entretien du premier type.

L’autre est souvent un mystère, notamment l’autre en soi-même. Parfois, pour lui faire face, on est tenté de lui substituer une foule, indistincte et multiple, voire des forces magiques, esprits animaux et autres anges. C’est ce monde de l’enfance, oublié dans les méandres du rêve, que Joanna Lorho a décidé d’explorer dans son œuvre.

En 2006, à côté de ses nombreux autres projets, comme des ateliers de dessins pour enfants et des collaborations à des bandes dessinées, la cinéaste démarre un court-métrage d’animation intitulé Kijé, une évocation de la perte du lien entre civilisation et nature.

KIJE teaser from Joanna Lorho on Vimeo.

La jeune femme se lance seule dans ce projet, avec ses planches et ses crayons pour seuls compagnons : réalisation, scénario, image, montage musique, elle s’occupe de quasiment tout. Mais décide finalement de se faire produire par l’Atelier Graphoui et Zorobabel, et obtient une aide du Centre du cinéma et de l’audiovisuel de la Fédération Wallonie-Bruxelles (Film Lab). Il lui faudra huit ans pour arriver au bout de Kijé.

L’éveil au milieu de la nuit

Le film – de huit minutes – est composé de trois parties, chacune séparée par une courte ellipse. Un homme se réveille au milieu de la nuit dans sa chambre, perdue parmi des immeubles. La ville émerge en silence, comme un environnement charbonneux. Dehors, les forces magiques se mettent à l’œuvre. C’est un cortège d’anges féminins, d’animaux et d’êtres rondouillards blancs comme neige qu’embarque, malgré lui, vers la forêt, le protagoniste une fois dans la rue, casquette et imperméable enfilés. Un petit être fait de bois, tel un Pinocchio réduit à une bûche – avec des bâtons pour membres, une tête, deux yeux ronds et un nez pointu – est porté au ciel par des créatures ailées. Le défilé grossit et dénude l’homme, avant de s’emparer de lui et de l’affubler d’une tête de cerf. Désormais, il fait partie intégrante du rituel qui se déroule sous nos yeux.
Storyboard, Kijé


Storyboard, Kijé. © Joanna Lorho

Dès lors, dans la partie centrale et dans la dernière section du court-métrage, on assiste à l’union cathartique de l’homme-cerf et du petit être de bois, puis à la disparition du monde magique avec l’aurore. L’homme est ensuite de nouveau livré à lui-même. Une épiphanie où la question de la responsabilité individuelle peut prendre forme, tout comme celle, cruciale, de l’identité.

De la difficulté de raconter son film

Le synopsis de Kijé, en apparence simple, laisse planer le mystère :

Au crépuscule, alors que la ville se fige et sombre dans le silence, un homme se retrouve malgré lui pris dans une célébration étrange. Il passe la nuit au cœur d’une foule faite de personnages aussi curieux qu’énigmatiques, qui disparaîtra avant l’aurore.

Joanna Lorho avoue dans le journal de l’élaboration de son film avoir été bien embarrassée pour arriver à fournir ne serait-ce qu’une vague description de son projet : « Je parle plutôt du procédé ou de mes intentions… C’est assez désagréable. »


Kijé. © Joanna Lorho

Il y a en effet une chose que l’on peut dire sur la jeune femme, c’est qu’elle reste perplexe devant l’assurance de certain-e-s. Être sûr-e de soi est un luxe qu’elle ne semble pas octroyer aux autres, ni à elle-même. Son journal de bord est en cela un véritable traité sur l’art de douter de soi, faisant la part belle à ses interrogations quotidiennes. La faute à l’autodidactisme, puisqu’elle a appris sur le tas le métier de l’animation. Huit années de travail harassantes dont elle est sortie épuisée, comme elle nous l’a expliqué : « J’ai été beaucoup soutenue par mes proches, mais la production m’a laissée toute seule assumer le travail, auquel je n’étais pas préparée. »

L’importance de l’inspiration

L’impulsion de départ a été la pièce symphonique de Prokofiev, Lieutenant Kijé. Joanna Lorho n’ayant pu l’utiliser pour son film – muet et évocateur –, et étant pianiste, elle s’est donc chargée de composer sa partition musicale.

Durant notre entretien, alors que nous lui expliquons avoir vu en certains des personnages peuplant son cortège magique une référence à la Renaissance, la dessinatrice nous confie s’être ressourcée un temps auprès des peintures de Jérôme Bosch. Il est vrai que le peintre néerlandais du XVIe siècle est connu pour ses tableaux souvent apocalyptiques – surréalistes avant l’heure –, habités d’êtres étranges et d’humains saisis d’effroi.


Le Jardin des délices, Jérome Bosch, 1504

L’artiste confesse sa frustration devant le rendu de son défilé : « Lorsque je revoie Kijé, je suis déçue de ne pas avoir pu [lui] donner plus d’ampleur », lâche-t-elle, mesurant sans cesse l’écart entre son idée d’origine et les compromis liés à sa mise en œuvre.

Créer un monde magique : le désir tenace de rêver

Lorsque l’on évoque des similitudes avec le film de Hayao Miyazaki, Princesse Mononoké (1997) – à la fin duquel l’ordre magique de la nature disparaît pour laisser place au monde tel que nous le connaissons –, elle nous avoue avoir été insatisfaite de ce dénouement : « C’est peut-être puéril, mais je n’avais pas envie d’être ramenée à la vie réelle. » Elle est ainsi surprise que l’on puisse trouver la fin de son film optimiste, car il ouvre sur un espace de décision et de responsabilité pour l’homme, placé de nouveau devant son destin, aussi solitaire soit-il.
Princess Mononoke, réalisé par Hayao Miyazaki, 2001


Princesse Mononoké, réalisé par Hayao Miyazaki, 2001. © Studio Ghibli

Néanmoins, sans cela, l’ensemble aurait sans doute eu moins de tenue, moins de maturité, alors même que l’esthétique générale de Kijé répond à un style primitif, inachevé, en perpétuel changement. On comprend pourquoi le livret du court évoque Morphée dans Les Métamorphoses d’Ovide. Comme le dieu du rêve protéiforme, le film revêt en lui-même une forme d’indécision salutaire, sinon pour sa créatrice, du moins pour celui qui le regarde.

L’éros dans le sacré

Il découle de cette instabilité une certaine charge érotique, assez subtile et complexe, parce qu’il n’est pas sûr qu’elle ait été pensée comme telle au départ. Joanna Lorho tombe d’accord avec nous lorsque l’on suggère une interprétation érotique du sacré dans le moment d’union entre l’homme-cerf et l’être magique. On assiste en effet à un tourbillon, semblable à une nasse de cheveux s’enroulant et montant en neige qui finit par imploser et se dissiper dans le ciel : « Oui, on ne parle pas assez de la place de l’érotique, de la sensualité dans le religieux », approuve-t-elle.

Toutefois, elle est également déçue de ce moment particulier du film, regrettant de ne pas avoir pu lui donner autant d’amplitude qu’elle l’aurait voulu :

Parfois, tu passes tellement de temps sur des séquences, avec des techniques tellement différentes, bricolées sur le tas… C’est à l’étalonnage (processus d’harmonisation des couleurs d’un film, ndlr) que je me suis rendu compte de la disparité de rendu de mes animations.

La cohérence est dès lors assurée par un univers marqué, entre dessin au crayon, tenant souvent de l’esquisse, et progression inexorable de l’histoire. Celle-ci est rythmée par des épisodes séparés de manière claire, quoique leur signification reste équivoque.

Le fantasme, le genre et la question de l’identité

Il n’y a rien de plus obscur en effet que la signification des songes, le territoire des visions et au-delà, les frontières perméables de l’identité. Il suffit d’un manteau et d’une casquette au personnage principal pour être habillé. Si peu le sépare des animaux et des créatures fantastiques du cortège. Une fois qu’ils le déshabillent, c’est un petit mâle au pénis pendouillant. Sa conversion en homme-cerf transforme la fragilité de l’habit humain, visant à cacher son sexe, en une dignité animale lui masquant le visage. Le regard posé par cette « faune » sur son corps n’est pas aussi dérangeant que celui de ses semblables, répondant à des critères sociaux et moraux. Il est au contraire indulgent, presque protecteur, joyeux, dans cette forêt mythique, où le règne du réel cesse.

Le film oscille ainsi entre la pudeur de montrer son corps et ses désirs, et la liberté de s’affirmer soi-même en tant que force, agissant sur et pour le monde qui nous entoure. Les femmes sont représentées tels des anges avec les seins nus – c’est-à-dire des êtres éthérés aux corps sexués. L’homme, le crâne rond et chauve, est presque un enfant, une forme aux frêles attributs. Pourtant, c’est lui l’être réel.

On pourrait se demander si le fait que le personnage principal ne soit pas une femme est une forme d’autocensure. Il y aurait également lieu de s’interroger sur la portée universelle du film. Et pourtant, c’est peut-être ce qui se joue entre les lignes : comment s’affirmer dans un environnement inhospitalier sans avoir à se travestir ? Faut-il obligatoirement être un homme ou un être magique pour arriver à survivre dans un monde hostile forgé par les hommes ?

Continuer à créer après Kijé

LADYLIKE LILY - Blueland ( Official music video ) from Joanna Lorho on Vimeo.

« Et maintenant ? », lui demande-t-on. « Maintenant, moins je revois Kijé, mieux je me porte. Je me lance dans la création de clips musicaux, dont j’ai commencé à appréhender le format en élaborant celui de Blueland, de l’artiste française Ladylike Lily. Je m’attèle à des projets plus légers et faciles à réaliser, comme la bande dessinée, que j’ai déjà explorée. J’ai donné beaucoup de moi-même durant ces huit ans de travail, que j’ai vécus comme un tunnel. Néanmoins, j’ai toujours besoin de créer. »

Lorsque l’on fait mention d’un article de son blog dans lequel elle fait part de sa difficulté à allier spontanéité du trait initial et finalisations d’un dessin pour en figer l’expression, elle esquive avec modestie :

Quand j’ai des pannes d’inspiration, je reviens aux modèles, animaliers, humains ou imaginaires dans la tradition picturale… Je laisse passer la crise de doute, je m’oblige à être disciplinée dans le travail et puis, au bout d’un moment, le plaisir finit par revenir.

Kijé, lui, a fait son chemin dans de nombreux festivals du monde entier, et continuera sans doute d’interpeler le public. Il donne envie de marcher la nuit dans la ville et de rêver à un autre monde, sans doute plus accueillant. Pourtant, chaque matin, comme le petit bonhomme, nous revenons à la vie quotidienne, et avec elle, aux doutes et au désir de se réaliser.

Nina Hedgsworth - 9 juin 2016

K I J E par Format Court

Mai 2015

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SOURCE : www.formatcourt.com

Les éditions DVD de courts métrages d’animation à l’unité sont assez rares. Une édition aussi belle que celle de « Kijé » de Joanna Lorho, Prix Format Court à Angers projeté ce jeudi aux Ursulines, est certainement une première. Au point qu’on aura du mal à qualifier le livret qui entoure le disque de « supplément » puisqu’il fait partie intégrante du processus filmique. Il existe différentes façons de découvrir puis de parler d’une œuvre. L’habituelle reste celle de se retrouver face à elle, la laissant défiler sur un écran et ensuite de se mettre à réfléchir avec le matériau final, brut. Avec ce DVD co-édité par Zorobabel, Graphoui et La Cinquième Couche, on peut découvrir le film de manière « génétique ». En effet, on a droit à toute la genèse du projet artistique avant, à la toute dernière page, de trouver le disque avec le court. L’avoir placé tout au bout n’est pas un hasard, et prouve bien que (re)voir l’œuvre à l’aune de tout le chemin parcouru, des presque dix années de maturation qu’il a fallu à la réalisatrice pour enfin voir le bout du tunnel, est important. Qu’on aime ou non le film n’est alors même plus la question : nous avons droit à une nouvelle manière de le voir, de l’expérimenter, de se l’approprier. Et c’est un phénomène assez peu courant pour en profiter pleinement.

De quoi se compose le livret ? Déjà d’une couverture qui donne le point de départ : tout ici est fait main. L’écriture, le titre, le personnage mis en mouvement par les traits qui vont et viennent de tous les côtés comme s’il nous rappelait que l’ordinateur n’aurait jamais pu lui donner vie, tout rappelle la création artisanale. Puis, on a la chronologie du processus de fabrication en images et en mots. On commence, comme dans une exposition sur la fabrique d’une œuvre, par des extraits du premier story-board puis par des recherches plus précises, plus fines : le film est déjà en marche et l’intérêt réside aussi dans les dates apposées en dessous des choix graphiques afin de montrer l’évolution de la matière filmique, du mouvement, ses arrêts de temps en temps avec des coupures qui semblent s’éterniser avant la reprise.

Puis, on a les mots, à la manière d’un journal entremêlé d’entrées thématiques. Si les images bafouillent, les paroles aussi. On sent le désir de créer quelque chose, un univers, un monde, des personnages mais sans trop savoir comment les exprimer. C’est aussi complexe par l’image, qui change, qui tâtonne, qui évolue. On a droit aux espoirs et aux agitations et crispations de l’auteur qui nous parle à la première personne. À ce qu’elle écoute, voit, entend, aux réactions des gens autour d’elle qui ne la comprennent pas toujours bien. Et puis, on a ces plans qui commencent à prendre forme, à s’animer avec des planches où quelques dessins se suivent et au milieu desquels on peut imaginer les intervalles manquants, ce qui va mener au mouvement. On vit avec elle, le temps d’un livre, dans ses souvenirs, sa mémoire, ses fantasmes et ses envies. Lire le livret, c’est un peu partager un moment de vie et surtout la vie d’une œuvre en train d’être créée, comme une future maman qui parlerait de ce qu’elle vit au quotidien sauf que dans le cas de « Kijé », c’est vraiment plus intéressant.

KIJE teaser from Joanna Lorho on Vimeo.

Au final, plus on avance et plus on les découvre, plus elles prennent forme, l’œuvre et sa créatrice. Jusqu’au moment où enfin, on peut prendre le disque, très simple. Un menu avec le titre et une image, on clique et le film commence, et on peut se mettre à le regarder. Un seul bémol : une qualité d’image peut-être pas optimale mais suffisante sur les écrans pas trop grands.

Nicolas Thys - Mai 2015