En Mars 2006 je quitte mes études pour commencer à travailler sur ce projet de film d’animation. Je rédige mes premières notes d’intention...
Combien certaines pages du vieux maître contiennent d’expressions plus profondes de la beauté d’un paysage, cela simplement parce qu’il n’y a pas d’imitation directe mais transposition sentimentale de ce qui est « invisible » dans la nature. Rend-on le mystère d’une forêt en mesurant la hauteur de ses arbres ? Et n’est-ce pas plutôt sa profondeur insondable qui déclenche l’imagination ?
Claude Debussy à propos de Ludwig Van Beethoven
1. Ecrire un court métrage avec du dessin et du son.
Cela m’est venu alors que j’écoutais régulièrement au casque, et en fermant les yeux, une pièce de Sergeï Prokofiev :
Suite du Lieutenant Kijé, opus 60, 2ème mouvement.
Chaque fois je collectais des émotions, des images, des projections, des scènes... Petit à petit un univers cohérent et un début de récit se construisait.
Je découvrais à quel point les lois du mouvement musical pouvaient être proches du film : structures, thèmes, motifs, tonalités, climats, tensions, résolutions...
La musique était « visuelle », et j’explorais son pouvoir suggestif.
Issue d’une formation classique en musique, je compose, je cherche à associer des timbres, je construis des pièces.
Parallèlement, dans mes études supérieures, je tends vers le dessin, je développe des récits graphiques, je raconte.
Ces deux pratiques cohabitent depuis l’enfance et lorsque je jette un pont, c’est pour éclairer une vue par une autre.
Pourquoi est-ce que je comprend mieux le musicien que le peintre ? Pourquoi vois-je mieux en lui le principe vivant d’abstraction ?
Van Gogh
Mais je constate que je conçois de plus en plus de récits « en mouvement », que je dessine des univers qui devraient être mis en scène dans le temps, et soutenus par un monde sonore.
Je décide de rassembler mes pratiques autour d’un même propos, et d’exploiter les infinies possibilités qui s’offrent alors à l’écriture : Je peux écrire avec des vues, des mouvements, des lumières, avec des timbres, des bruits, des harmonies, donnant à chaque un contenu intellectuel et émotionnel.
Le cinéma, architecture en mouvement, parvient à éveiller des sensations musicales qui se solidarisent dans l’espace, par les moyens de sensations visuelles qui se solidarisent dans le temps. En fait, c’est une musique qui nous touche par l’intermédiaire de l’oeil.
Élie Faure
Tout comme le musicien l’auteur de film peut utiliser le rappel des thèmes et le leitmotiv, moduler « aux tons voisins...ou aux tonalités éloignées » Abel Gance disait « La musique de la lumière » et René Schwob « une mélodie silencieuse ». Il y a un secret du rythme, un nombre d’or de la musique visuelle, il faut savoir structurer la succession des plans, organiser leur alternance et leur retour en respectant certains appétits obscures de notre système nerveux.
extrait de L’Esthétique du cinéma (collection Que sais-je ?), Henri Agel, 1957.
Déjà fascinée par l’animation, et convaincue par mes expériences précédentes, j’y trouve d’autant plus ma place dans une recherche où les deux voies se complètent, s’interpénètrent, je peux lier deux énergies créatrices indépendantes et qui se nourrissent, se répondent, au service d’une pièce : un film.
2. Délivrer un propos tout en dégageant la réalisation des contraintes du récit.
Le mouvement va de l’image au sentiment et du sentiment à la thèse soutenue.
S.M Eisenstein
Le court-métrage a pour titre « Kijé » car c’est le nom du « lieutenant » de Prokofiev, le reste de cette première découverte, la figure de la maturation du récit :
L’histoire d’un homme dans une ville. Cette idée ne m’a pas quittée, c’est un homme dans une ville.
C’est une ville « morte », une ville usine couplée à une ville dortoir
On ne saura pas grand chose de cet homme, il n’y aura aucun dialogue, il est un peu « mort » lui aussi. Mort dans le sens où il a perdu ce qui faisait de lui un être humain parmi les être vivants : il ne rêve plus, il n’a aucune imagination, conséquence de l’environnement dans lequel il vit.
Mais une nuit, il est « touché », il est « élu » parmi tout les autres hommes de cette ville. Est-ce qu’il « rêve » ? On ne sait pas si c’est réel ou pas, mais il assiste à l’investissement de la ville dans la nuit par un autre monde qui amène la vie avec lui ; des femmes, des plantes... et est « initié » par ce cortège fantasmagorique.
Dans la dernière ébauche du scénario, au retour du jour, le « charme » disparaît, la ville perd son enchantement, et Kijé succombe de déception.
Jouant sur le départ du cortège, je laissais entrevoir l’idée qu’il puisse, dans « sa mort », se joindre à eux...
Mais cette fin pouvant être vue comme « défaitiste » doit être retravaillée, mon propos ne se situe pas dans le sort de cet homme : ce que je veux mettre en scène a travers lui est la mort d’un monde, la perte de l’humain, la perte de la fécondité : plus de femme, plus de végétation, plus de pensée créatrice.
Sans en avoir conscience dans un premier temps, puis de manière assumée j’utilise des symboles venus de récits fondateurs, mythologiques, de tout ce qui participe à l’inconscient collectif : Morphée, Orphée et Eurydice, Icare, Pan, les chimères, les faunes, ou encore le golem, le couronnement, l’utilisation de la végétation...
Comme si des mondes plus anciens contenaient quelque chose que nous avons perdu. Comme si ces êtres portaient un message que nous n’avons toujours pas saisi.
Parmi ses milles enfants, le Sommeil choisit Morphée habile à revêtir la forme et les traits des mortels. Nul ne sait mieux que lui prendre leur figure, leur démarche, leur langage, leur habit, leur discours familier. Mais de l’homme seulement Morphée représente l’image.
Un autre imite les quadrupèdes, les oiseaux, et des serpents les replis tortueux. Les dieux le nomment Icélos, les mortels Phobétor. Un troisième, c’est Phantasos, emploie des prestiges différents. Il se change en terre, en pierre, en onde, en arbre ; il occupe tout les objets qui sont privés de vie. Ces trois subalternes visitent la demeure vulgaire des mortels.
D’une manière certainement poétique et lyrique, je veux exprimer une « peur » d’un monde qui irait dans la mauvaise direction. Un « regret » d’assister à des évolutions irréversibles, de ne pas accepter la perte écologique, le manque de progrès en terme d’humanité. Je crois que toutes les époques ont eu l’impression d’assister à leur propre déclin, et ont ressenti de la nostalgie pour un monde passé, inconnu et idéalisé, ce qui est mon cas.
Cette ville que je mets en scène serait l’ultime étape, où les habitants n’auraient ni peur, ni regret car ils ne seraient plus capables d’imaginer autre chose.
Je ne souhaite pas subordonner la réalisation à un récit « logique », le propos repose sur la force suggestive de l’image et du son, et sur la construction du film.
Je veux donner au temps du récit un rythme et une organisation inspirée du rêve, et provoquer des décalages et des fascinations.
Cette approche de l’animation nécessite forcément des tâtonnements, des expérimentations ; je ne me situe pas sur des voies balisées par des procédés, je ne parle pas d’une technique, comme on parlerait de stop motion, ou d’image de synthèse, par contre je revendique la justification de l’animation car elle me permet de transcender le réel. C’est le dessin en mouvement qui autorise la mise en scène de mes intentions. C’est le travail image par image qui m’assure un lien intime avec la bande sonore.
Je ne parle pas d’un scénario qui pourrait être rendu avec des mots, même si nous sommes dans un récit et qu’il y a un propos fort. Je pourrais difficilement communiquer mon film avec un story-board, parce que c’est justement le mouvement qui porte le sens du film, par le dialogue des ambiances visuelles et sonores.
C’est un projet qui ne se révèlera que dans sa forme aboutie, lorsque mouvement et son ne feront qu’un dans le film.
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